La CEDH développe sa jurisprudence sur la protection des personnes homosexuelles notamment dans leur vie familiale.
La question de la reconnaissance et de la protection des couples de même sexe est une question devenue centrale pour les sociétés démocratiques et la Cour européenne des droits de l’homme, qui développe beaucoup sa jurisprudence protégeant le
droit à la vie familiale des couples de même sexe.
Depuis plusieurs années cette question se retrouve utilisée par certains Etats, notamment pour justifier plus largement le rejet d’un modèle fondé sur le respect des droits de l’homme et l’Etat de droit.
La passivité voire l’agressivité de certains gouvernements face à la jurisprudence européenne protégeant les minorités sexuelles questionnent l’idée de la réalité de communauté de valeurs sur laquelle le projet européen est construit.
D'abord, il faut relever l’arrêt Callamand c. France du 7 avril 2022, qui constate la violation de l’article 8 en raison du rejet par les juridictions internes de la demande de l’ancienne conjointe de la mère d’une enfant conçue par assistance médicale à la procréation d’obtenir un droit de visite et d’hébergement.
La Cour a estimé que le juste équilibre entre les intérêts de la requérante et l’intérêt supérieur de l’enfant n’a pas été respecté, à défaut pour les juridictions internes d’avoir pris en compte le droit de la requérante au respect de sa vie privée et familiale : constat de violation plutôt procédurale, la Cour insiste sur la différence avec l’affaire Honner c. France dans laquelle le constat de non-violation reposait sur la motivation précise des juridictions internes concernant l’intérêt supérieur de l’enfant, qui faisait défaut en l’espèce.
Il faut également citer l’arrêt D.B. et autres c. Suisse du 22 novembre 2022 qui constate la violation de l’article 8 en raison du retard dans la possibilité pour un enfant né de GPA au sein d’une famille homosexuelle de voir établi son lien de filiation avec son père d’intention.
Mais ce sont surtout les arrêts Fedotova et autres c. Russie (de 2021 et 2023), qui sont les plus importants.
Des couples de même sexe ont introduit des requêtes entre 2010 et 2014 devant la Cour européenne pour se plaindre de l’impossibilité en Russie de se marier et de bénéficier d’une reconnaissance officielle et d’un statut protecteur pour leur couple, entraînant selon eux une violation de l’article 8 pris isolément et en combinaison avec l’article 14, et 12 de la Convention.
En effet le droit russe ne prévoit que le mariage comme régime de reconnaissance et de protection du couple formé entre un homme et une femme. Le mariage n’est donc pas ouvert aux couples de même sexe.
Aucun autre régime de protection organisée n’existe au bénéfice des couples hétérosexuels et homosexuels, les premiers pouvant toutefois accéder au mariage contrairement aux seconds.
Le 13 juillet 2021, la chambre, à l’unanimité, a constaté la violation de l’article 8.
L’arrêt de chambre est relativement bref mais il est très ferme et comprend des éléments intéressants.
Ainsi après avoir rappelé la jurisprudence antérieure de la Cour sur la protection des couples homosexuels de Schalk et Kopf (2010) à Orlandi et autres c. Italie (14/12/2017), en passant par Vallianatos et autres c. Grèce (GC, 7/11/2013) et Oliari c. Italie (précité, 2015), la chambre prend en compte les éléments classiques permettant de conclure à la réduction de la marge nationale d’appréciation, sans un mot pour la question du consensus, pour rappeler que les couples homosexuels se trouvent dans une situation comparable aux couples hétérosexuels en ce qui concerne leur besoin de reconnaissance et de protection.
Ce qui me semble intéressant dans l’arrêt de chambre, c’est le § 52 qui vient apporter une réponse à la question de la possibilité d’une interprétation consensuelle régressive et qui confirme le seul « effet d’aiguillon » d’un éventuel consensus (spur effect) .
En réponse aux arguments du gouvernement russe, mettant en avant l’opposition de l’opinion publique à l’union homosexuelle en particulier et à l’homosexualité en général, la chambre répond : « Il est vrai que le sentiment populaire peut jouer un rôle dans l’appréciation de la Cour lorsqu’une justification reposant sur des motifs liés à la morale sociale est en jeu. Cependant, il existe une différence de taille entre le fait de céder à un soutien populaire en faveur de l’élargissement du champ des garanties de la Convention, et une situation dans laquelle on invoque ce soutien dans le but de nier à une portion importante de la population l’accès au droit fondamental au respect de la vie privée et familiale. Il serait incompatible avec les valeurs sous-jacentes à la Convention, instrument de l’ordre public européen, qu’un groupe minoritaire ne puisse exercer les droits qu’elle garantit qu’à condition que cela soit accepté par la majorité (… ) ».
C’est une position importante qui fait apparaître dans l’analyse conventionnelle de cette question l’interprétation morale influencée par la philosophie Dworkinienne, pour refuser à la majorité le pouvoir de dénier à la minorité la jouissance de ses droits.
La chambre reste toutefois dans l’analyse classique de la balance des intérêts pour conclure que l’Etat a été dans l’incapacité de démontrer l’existence d’un intérêt de la communauté prépondérant s’opposant aux intérêts individuels.
Ainsi, l’arrêt de chambre présente des éléments intéressants notamment la mention très réduite de la marge d’appréciation et du consensus au profit d’une affirmation du droit à l’égale dignité des couples, quelle que soit la position de la majorité de la population.
Par un raisonnement plus long mais non moins intéressant la Grande chambre de la Cour, par 14 voix contre 3, constate également la violation de l’article 8.
C’est un arrêt qui se veut pédagogique que livre la Grande chambre, revenant sur les étapes de la jurisprudence antérieure de la Cour sur la protection des personnes appartenant à des minorités sexuelles dans leur identité et dans leur vie privée et familiale afin de convaincre du caractère évident de sa solution en l’absence de consensus européen sur le sujet.
L’arrêt de Grand chambre suscite toutefois un certain nombre d’interrogations et de questionnements quant à sa rédaction.
A première lecture, la Grande chambre semble suivre le chemin classique de l’analyse évolutive et consensuelle, ce qui peut la placer en difficulté par rapport à sa jurisprudence traditionnelle, dans la mesure où il n’y a pas de consensus en Europe sur la reconnaissance et la protection juridique des couples homosexuels.
La Grande chambre ne peut que constater l’existence d’une « tendance nette et continue » en ce sens, confortée par des développements internationaux, lesquels sont limités cependant au droit des organisations internationales car en ce qui concerne la majorité des Etats du monde, on ne peut parler d’une meilleure acceptation des minorités sexuelles.
Par ailleurs, la ratification de la Convention d’Istanbul au niveau européen rencontre des difficultés pour les mêmes raisons.
Ainsi, les opposants pourraient facilement contester la décision de la Cour de faire peser sur l’Etat une obligation de reconnaissance des couples de même sexe en l’absence d’un consensus fermement établi, comme le fait d’ailleurs le gouvernement roumain dans l’arrêt Buhuceanu et autres du 23 mai 2023, dans lequel la chambre applique les principes posés par Fedotova, pour conclure à la violation de l’article 8, ce qui interroge également sur les perspectives d’exécution de cet arrêt.
Pour autant, ce ne serait pas la première fois que la Cour suit ce chemin comme l’illustre les arrêts fondateurs Dudgeon c. Royaume-Uni du 22 octobre 1981 ou Christine Goodwin c. Royaume-Uni du 11 juillet 2002.
L’arrêt Fedotova en ce sens serait révélateur d’un retour aux sources plus que d’une innovation méthodologique.
Mais est-ce que c’est ce que fait véritablement la Cour ?
En relisant plus précisément l’arrêt, un certain nombre de particularités rédactionnelles apparaissent, révélant que la Cour a adopté beaucoup plus une analyse morale qu’une analyse « consensuelle allégée », même si elle poursuit sans aucun doute également un processus de détachement de l’interprétation évolutive de l’interprétation consensuelle, au risque toutefois de perdre certains Etats.
Toutefois, elle me semble l’avoir fait de manière moins claire que la chambre et l’on peut regretter, même si on peut le comprendre, ce choix rédactionnel.
Ainsi la Grande chambre offre aux lecteurs et aux Etats un cadre interprétatif classique auquel il peut se raccrocher : le degré observable de consensus européen et international, l’étendue de la marge d’appréciation de l’Etat, plutôt que de s’afficher comme s’engageant dans une interprétation philosophique morale sur l’égalité, même si en réalité cette idée infuse tout le raisonnement de l’arrêt comme le souligne l’opinion partiellement dissidente du juge Pavli qui regrette que la Cour n’ait pas choisi de poursuivre l’analyse sur les articles 14 et 8 combinés, critique qu’il avait déjà émise dans l’arrêt DB et autres c. Suisse de 2022.
On peut regretter que cette interprétation fondamentale n’arrive que tardivement après les passages qui apparaissent presqu’obligés par le consensus et la marge d'appréciation, où la Cour revient sur l’esprit de tolérance et le pluralisme de la société démocratique et insiste sur l’égale dignité des individus qui est source de richesse et non de menace.
Puis la Cour revient sur les rapports entre majorité et minorité et le refus des préjugés de la première pour dénier à la seconde les droits conventionnels.
C’est le cœur du sujet et aurait dû être le cœur du raisonnement, qui se trouve obscurci par la recherche de la tendance nette et continue visible en Europe et dans d’autres sphères internationales et par les propos sur la marge d'appréciation.
La Grande chambre n’aurait-elle pas pu plus assumer une analyse détachée du consensus et de la marge d'appréciation, qui finalement ouvre la porte à la critique car elle est bien obligée de constater son absence, et entrer de plain-pied dans un raisonnement moral de cette question ?
Pourquoi ne pas raisonner sur les articles 14 et 8 combinés alors que le langage de 14+8 se retrouve dans tout l’arrêt ?
Comment expliquer que la chambre dans l’arrêt postérieur Maymulakhin and Markiv v. Ukraine du 1er juin 2023, elle, franchisse le pas ?
Même si le requérant ne s’est pas fondé sur l'article 8, mais sur les articles 14 et 8 combinés, la Cour juge appropriée de poursuivre cette approche, alors qu’en droit ukrainien l’absence de partenariat civil concerne tous les couples même si pour les couples hétérosexuels, outre le mariage, il existe également la reconnaissance du concubinage.
Il semble que la Cour ne se rattache pas seulement à la différence fondée sur l’existence du concubinage hétérosexuel quand elle dit qu’il est artificiel de comparer la situation des requérants uniquement à la situation des couples hétérosexuels non mariés et qu’elle s’aligne sur ce qu’avait fait la chambre dans Taddeucci et McCall c. Italie dans un contexte différent.
Afficher une interprétation morale ne manquerait pas non plus de susciter un certain nombre de difficultés et de critiques, d’aucuns estimant qu’une telle interprétation ne relève pas du rôle de la Cour, qu’elle n’est pas équipée pour, que se profile le risque d’un autoritarisme interprétatif sur des questions relevant des autorités démocratiques internes.
Toutefois, cette critique semble moins valable sur une question d’égalité que sur ce que la Cour appelle les questions de société.
Bien évidemment tout l’enjeu est alors de savoir si l’on classe une question comme question de société ou question d’égalité.
La Cour semble faire sortir la question de la protection du couple de même sexe de la catégorie des questions de société et l’a placé dans la catégorie des questions d’égalité, même si le maintien d’une analyse fondée sur le consensus et la marge d'appréciation permet moins de voir ce mouvement.
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