La CEDH et la régulation de la liberté d'expression en ligne : responsabilité pour des commentaires sur son mur Facebook (affaire Sanchez c. France)

Etre condamné pénalement pour des commentaires laissés sur sa page Facebook n'est pas contraire à la liberté d'expression

Rappel de la procédure français et première décision de non-violation de l'article 10 par la CEDH (décision de chambre)

Dans le contexte de l'affaire en question, M. Sanchez, qui était à l'époque maire de Beaucaire et président du groupe Rassemblement national au Conseil régional d'Occitanie, et candidat du Front national aux élections législatives de la circonscription de Nîmes, s'est retrouvé en conflit avec F.P., son adversaire politique et député européen. M. Sanchez a publié un post sur son compte Facebook public à propos de F.P. le 24 octobre 2011, qui a par la suite reçu des commentaires de tiers, S.B. et L.R.

Leila T., compagne de F.P., a pris connaissance de ces commentaires le jour suivant et se sentant offensée par leurs tonalités supposées racistes, elle a immédiatement confronté S.B., qu'elle connaissait personnellement, qui a alors supprimé son commentaire. Le 26 octobre, elle a déposé une plainte auprès du procureur de la République de Nîmes contre M. Sanchez, S.B. et L.R. pour les commentaires publiés. M. Sanchez a réagi en publiant un message le 27 octobre demandant aux utilisateurs de surveiller le contenu de leurs commentaires, sans toutefois intervenir sur ceux déjà publiés.

Suite à la plainte, le trio a été convoqué devant le tribunal correctionnel de Nîmes pour avoir affiché des propos provocateurs à la haine ou à la violence sur le mur du compte Facebook de M. Sanchez. Le tribunal a statué le 28 février 2013, déclarant les trois hommes coupables et les condamnant à une amende de 4 000 euros chacun. M. Sanchez et S.B. ont également été condamnés à verser 1 000 euros à Leila T. pour préjudice moral.

M. Sanchez a fait appel de cette décision. La cour d'appel de Nîmes a confirmé la culpabilité de M. Sanchez, mais a réduit son amende à 3 000 euros. Il a également été condamné à verser 1 000 euros supplémentaires à Leila T. pour frais et dépens. M. Sanchez a ensuite formé un pourvoi en cassation, qui a été rejeté par la Cour de cassation le 17 mars 2015.

M. Sanchez a par la suite porté l'affaire devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), alléguant que sa condamnation pour des commentaires publiés par des tiers sur son compte Facebook était contraire à l'article 10 de la Convention. La requête a été déposée le 15 septembre 2015.

Cependant, dans un jugement rendu le 2 septembre 2021, la CEDH a conclu à une non-violation de l'article 10, qui protège la liberté d'expression.

Le 29 novembre 2021 le requérant a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre conformément à l’article 43 de la Convention (renvoi devant la Grande Chambre). Le 17 janvier 2022, le collège de la Grande Chambre a accepté ladite demande. Une audience a eu lieu le 29 juin 2022.

Décision de non-violation de l'article 10 de la Convention confirmée par la Grande Chambre de la CEDH

La Cour rappelle en premier lieu que la sentence à l'encontre du demandeur a été rendue sur la base des articles 23 paragraphe 1 et 24, paragraphe 8 de la loi du 29 juillet 1881, et 93-3 de la loi n° 82 652 du 29 juillet 1982. Elle rappelle que l'application de ces articles pour condamner pénalement est conforme à l'exigibilité de la loi conformément à l'article 10 de la Convention. De plus, le demandeur n'a pas réussi à prouver que l'interprétation de la loi par les instances internes était arbitraire ou manifestement déraisonnable.

La Cour juge que l'article 93-3 de la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 était suffisamment clair, conformément à l'article 10 de la Convention, pour permettre au demandeur d'ajuster son comportement aux circonstances du cas présent.

Elle juge ensuite qu'au vu des justifications fournies par les juridictions nationales, l'interférence visait non seulement à protéger la réputation ou les droits d'autrui, mais aussi à garantir la défense de l'ordre et la prévention du crime.

Enfin, après une révision détaillée de sa jurisprudence sur la liberté d'expression, le débat politique, le discours de haine, ainsi qu'Internet et les réseaux sociaux, la Cour examine les points suivants :

Le contexte et la nature des commentaires litigieux

Notant l'absence d'une définition universelle de la "haine", la Cour juge nécessaire d'examiner le contenu des commentaires litigieux, émis par deux auteurs différents, S.B. et L.R., notamment à la lumière des motifs retenus par les juridictions internes. Elle constate que le tribunal correctionnel a noté que les commentaires définissaient "parfaitement" un groupe spécifique de personnes, à savoir les musulmans. Ce groupe de personnes de confession musulmane a été associé à des termes objectivement offensants et blessants. Pour la Cour, le choix des mots est susceptible de contribuer à l'intention d'associer un groupe dans son ensemble, en raison de sa religion, à la criminalité.

La Cour reconnaît que les commentaires de L.R. s'inscrivaient dans le contexte particulier d'une période électorale, sur le mur Facebook d'un candidat dont L.R. partageait les idées et dont il était également le responsable de campagne électorale, à propos d'une situation locale qu'il cherchait à dénoncer dans des termes que le demandeur n'a pas réfutés. Elle admet également qu'ils reflétaient un désir de dénoncer des dysfonctionnements locaux, voire une souffrance sociale susceptible de nécessiter une réponse politique, en plus de la nécessité de prendre en compte les particularités de la communication sur certains portails Internet. Cependant, elle rappelle que dans un contexte électoral, l'impact d'un discours raciste et xénophobe devient plus important et plus dommageable, surtout lorsque le contexte politique et social est difficile, avec des tensions manifestes au sein de la population.

En tenant compte du contexte de l'affaire, de la gravité des commentaires litigieux et du statut du requérant en tant que personnalité publique, la Cour considère que la sanction imposée n'a pas été disproportionnée.

Les mesures prises par le requérant après la publication des commentaires

En ce qui concerne les mesures prises par le requérant après la publication des commentaires litigieux, la Cour observe que le requérant avait la possibilité de modérer l'accès à son compte Facebook. Les instances judiciaires nationales ont dûment pris en compte sa décision de rendre son compte public, permettant ainsi à ses "amis" de publier des commentaires. Bien que cette décision ne puisse lui être reprochée en soi, compte tenu du climat local et électoral tendu au moment des faits, le requérant ne pouvait ignorer que cette option était potentiellement lourde de conséquences. De plus, le requérant a accepté les conditions d'utilisation de Facebook, y compris sa "déclaration des droits et responsabilités". Pourtant, il a jugé nécessaire de publier un message avertissant ses "amis" de "surveiller le contenu de [leurs] commentaires", démontrant ainsi sa conscience des problèmes posés par certaines publications. Malgré cela, il n'a pas supprimé les commentaires litigieux, ni même pris la peine de vérifier ou de faire vérifier le contenu des commentaires accessibles au public. En ce qui concerne le commentaire de S.B., supprimé par l'auteur lui-même moins de vingt-quatre heures après sa publication, la Grande Chambre confirme qu'il ne pouvait pas être exigé du requérant qu'il intervienne plus rapidement. La Cour note également que le requérant n'a pas été poursuivi et condamné uniquement en raison des commentaires de S.B. ou L.R., mais parce qu'il n'a pas retiré rapidement tous les commentaires illégaux publiés par ces auteurs sur son compte Facebook. Ces commentaires formaient un ensemble cohérent de discussion et de dialogue itératif qui a été raisonnablement perçu comme tel par les autorités internes.

Les poursuites contre le requérant

En outre, la Cour souligne que la responsabilité du requérant n'a pas été engagée en raison d'un commentaire pris isolément. Elle note que les juridictions internes ont rendu des décisions motivées et ont raisonnablement évalué les faits en examinant si le requérant était au courant des commentaires illégaux publiés sur son compte Facebook. Elle juge pertinent d'effectuer un contrôle de proportionnalité en fonction du niveau de responsabilité pouvant peser sur la personne concernée, en faisant une distinction entre un simple individu, une personne détenant un mandat d'élu local et candidate à de telles fonctions, ou encore une personnalité politique d'importance nationale. En ce qui concerne la possibilité que les auteurs des commentaires soient tenus responsables plutôt que le requérant, la Grande Chambre renvoie à ses conclusions sur la légalité de l'ingérence. Il est clair que les faits reprochés au requérant étaient distincts de ceux commis par les auteurs des commentaires illégaux et régis par un régime de responsabilité différent. Le requérant n'a donc pas été poursuivi à la place ...liberté d'expression. En tenant compte du contexte de l'affaire, de la gravité des commentaires litigieux et du statut du requérant en tant que personnalité publique, la Cour considère que la sanction imposée n'a pas été disproportionnée. En ce qui concerne les mesures prises par le requérant après la publication des commentaires litigieux, la Cour observe que le requérant avait la possibilité de modérer l'accès à son compte Facebook. Les instances judiciaires nationales ont dûment pris en compte sa décision de rendre son compte public, permettant ainsi à ses "amis" de publier des commentaires. Bien que cette décision ne puisse lui être reprochée en soi, compte tenu du climat local et électoral tendu au moment des faits, le requérant ne pouvait ignorer que cette option était potentiellement lourde de conséquences. De plus, le requérant a accepté les conditions d'utilisation de Facebook, y compris sa "déclaration des droits et responsabilités". Pourtant, il a jugé nécessaire de publier un message avertissant ses "amis" de "surveiller le contenu de [leurs] commentaires", démontrant ainsi sa conscience des problèmes posés par certaines publications. Malgré cela, il n'a pas supprimé les commentaires litigieux, ni même pris la peine de vérifier ou de faire vérifier le contenu des commentaires accessibles au public. En ce qui concerne le commentaire de S.B., supprimé par l'auteur lui-même moins de vingt-quatre heures après sa publication, la Grande Chambre confirme qu'il ne pouvait pas être exigé du requérant qu'il intervienne plus rapidement. La Cour note également que le requérant n'a pas été poursuivi et condamné uniquement en raison des commentaires de S.B. ou L.R., mais parce qu'il n'a pas retiré rapidement tous les commentaires illégaux publiés par ces auteurs sur son compte Facebook. Ces commentaires formaient un ensemble cohérent de discussion et de dialogue itératif qui a été raisonnablement perçu comme tel par les autorités internes. En outre, la Cour souligne que la responsabilité du requérant n'a pas été engagée en raison d'un commentaire pris isolément. Elle note que les juridictions internes ont rendu des décisions motivées et ont raisonnablement évalué les faits en examinant si le requérant était au courant des commentaires illégaux publiés sur son compte Facebook. Elle juge pertinent d'effectuer un contrôle de proportionnalité en fonction du niveau de responsabilité pouvant peser sur la personne concernée, en faisant une distinction entre un simple individu, une personne détenant un mandat d'élu local et candidate à de telles fonctions, ou encore une personnalité politique d'importance nationale. En ce qui concerne la possibilité que les auteurs des commentaires soient tenus responsables plutôt que le requérant, la Grande Chambre renvoie à ses conclusions sur la légalité de l'ingérence. Il est clair que les faits reprochés au requérant étaient distincts de ceux commis par les auteurs des commentaires illégaux et régis par un régime de responsabilité différent. Le requérant n'a donc pas été poursuivi à la place ...des auteurs des commentaires, mais parce qu'il a lui-même commis un acte différent qui a été jugé illégal. La Cour rappelle également que le droit pénal français ne prévoit pas d'immunité pour les titulaires de mandats publics et que le requérant ne pourrait bénéficier d'une telle immunité que si elle était expressément prévue par la loi. Cela n'étant pas le cas, il était raisonnable de le poursuivre pour sa propre conduite. La Cour souligne également qu'elle n'a pas à se prononcer sur la question de savoir si les auteurs des commentaires auraient dû être poursuivis. Il s'agit d'une question qui relève de l'appréciation des autorités nationales, qui sont mieux placées pour évaluer les nécessités de la politique criminelle dans leur pays. La Grande Chambre rappelle que la Convention européenne des droits de l'homme n'impose pas aux États l'obligation de poursuivre toutes les infractions pénales. Elle rappelle également que la responsabilité du requérant n'est pas engagée en raison des commentaires eux-mêmes, mais parce qu'il a omis de les supprimer rapidement de son compte Facebook public.


L'ingérence dans le droit à la liberté d'expression était "nécessaire dans une société démocratique

En conclusion, la Cour estime que l'ingérence dans le droit à la liberté d'expression du requérant était "nécessaire dans une société démocratique". Il n'y a donc pas eu violation de l'article 10 de la Convention. En ce qui concerne l'article 14 de la Convention, la Cour note que le requérant n'a pas soutenu devant les juridictions nationales qu'il avait été victime d'une discrimination. Il ne l'a fait que devant la Cour, dans le cadre de sa requête. La Cour considère donc que cette partie de la requête est irrecevable, car elle a été introduite tardivement et sans que les juridictions nationales aient eu l'occasion de l'examiner. Pour ces raisons, la Grande Chambre décide à l'unanimité que la requête est irrecevable en ce qui concerne l'article 14 de la Convention et que, pour le reste, elle est non fondée.

Opinion concordante du juge Küris

Le juge Küris souligne la prévisibilité discutable de la mesure litigieuse et de sa nécessité incertaine, mais explique avoir décidé de voter avec la majorité parce que :

- l'argument du requérant concernant son incapacité à contrôler les commentaires postés ne sont pas convaincant étant donné le faible nombre de commentaires qu’avait recueillis son message,

- les circonstances spécifiques dans lesquelles les faits se sont inscrits et le contexte politiquement et socialement sensible font que les juridictions internes étaient beaucoup mieux placées pour juger qu'une juridiction internationale statuant onze ans après les faits.

Opinion dissidente du juge Ravarani

Le juge Ravarani explique ses réticences principalement par l'exigence que la loi pénale soit d’interprétation stricte et voit dans l’affirmation que les messages « se répondaient » et qu’ils constituaient un « dialogue itératif » un raisonnement qui constitue une extension inadmissible d’une incrimination pénale par une juridiction internationale dans un rôle de quatrième instance.

Opinion dissidente du juge Bosnjak

Le juge Bosnjak explique son désaccord parce qu'il n'est pas convaincu par deux positions adoptées par la majorité :

- que la condamnation du requérant sur le fondement de l’article 93-3 de la loi no 82‑652 du 29 juillet 1982 était prévisible (bien que la prévisibilité n'ait pas été soulevé dans son pourvoi en cassation),

- que la condamnation du requérant pour le message posté par S.B. était proportionnée.

Sur le point de savoir si la condamnation du requérant était prévisible le juge considère d'abord que la Cour devrait examiner d’office, même sans exception formulée par l’État défendeur, si le requérant a soulevé la question préalablement lors des recours internes, d'autant plus que le fait de ne pas l'avoir fait jette un doute sur la sincérité de l'argumentaire.

Ensuite, il considère que la question juridique principale était de savoir s’il était prévisible que le requérant soit poursuivi et condamné alors que les auteurs des messages étaient également poursuivis et condamnés, ce qu'il ne pense pas, car la logique "de la responsabilité en cascade", semble subordonner l’ouverture de poursuites contre le producteur à l’absence de l’auteur.

Sur le point de savoir si la condamnation du requérant était nécessaire dans une société démocratique, le juge souligne que son désaccord porte sur la conclusion selon laquelle le requérant aurait pu et dû supprimer le commentaire litigieux, dans les mêmes termes que ceux du vice-président Ravarani.

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