La jurisprudence de la CEDH sur la liberté d'expression des magistrats : l'affaire Ayşe Sarısu Pehlivan c. Turkiye
La protection de la liberté d'expression des magistrats malgré leur devoir de réserve
L'article 10 de la Convention européenne des droits de
l'homme protège la liberté d'expression, un droit qui, bien qu'il ne soit pas
absolu, est fondamental dans une société démocratique. Les limites à ce droit
doivent être "nécessaires dans une société démocratique" et, pour
être considérées comme telles, elles doivent répondre à un "besoin social
impérieux". Cette formulation a permis à la Cour européenne des droits de
l'homme (CEDH) d'interpréter l'article 10 d'une manière qui donne une large
place à la liberté d'expression tout en reconnaissant qu'il peut y avoir des
circonstances spécifiques qui justifient des restrictions.
Lorsqu'il s'agit de magistrats, la CEDH a maintenu que leurs
droits à la liberté d'expression peuvent être soumis à certaines restrictions
supplémentaires, compte tenu du devoir de réserve qu'ils doivent observer afin
de préserver la confiance du public dans l'indépendance et l'impartialité du
système judiciaire (voir par exemple l'affaire Baka c. Hongrie, 20216/12, 23
juin 2016). Cependant, ces restrictions doivent toujours être proportionnées et
nécessaires dans une société démocratique.
Dans l'affaire Guja c. Moldova (14277/04, 12 février 2008),
la Cour a déclaré que les fonctionnaires, y compris les magistrats, jouent un
rôle crucial en tant que "chiens de garde" en matière de transparence
et de responsabilité au sein de l'administration. C'est pourquoi la liberté
d'expression de ces professionnels est essentielle pour la bonne gouvernance et
le renforcement des institutions démocratiques.
La Cour a également reconnu dans l'affaire Bivolaru c.
Roumanie (261/02 et 1837/02, 28 mars 2017) que les magistrats, comme tout
autre citoyen, ont le droit d'exprimer leurs opinions personnelles. Cependant,
ils doivent s'assurer que de telles déclarations n'affectent pas l'indépendance,
l'impartialité et l'autorité du système judiciaire.
L'affaire de Ayşe Sarısu Pehlivan s'inscrit dans ce contexte
et soulève des questions importantes sur l'équilibre entre le devoir de réserve
des magistrats et leur droit à la liberté d'expression, ainsi que sur le rôle
des magistrats en tant que "chiens de garde" de l'état de droit.
La protection de liberté d'expression d'un magistrat tirée de sa fonction de représentant syndical
Le 6 juin 2023, la Cour européenne des droits de l'homme
(CEDH) a statué à l'unanimité, dans l'affaire Sarısu Pehlivan c. Türkiye, que
la sanction imposée à une juge, également secrétaire générale du Syndicat des
juges, pour avoir donné une interview à un journal national, constituait une
atteinte à sa liberté d'expression.
Résumé de la décision Sarısu Pehlivan c. Türkiye
La CEDH a reconnu que la plaignante était tenue de respecter
le devoir de réserve en tant que magistrate, mais elle jouait aussi un rôle
d'acteur de la société civile en sa qualité de secrétaire générale d'un
syndicat de magistrats. Ainsi, ses commentaires étaient indéniablement liés à
un débat d'intérêt public nécessitant une protection maximale de la CEDH et de
l'article 10 de la Convention.
Les conséquences politiques de ses déclarations sur les
sujets en question ne suffisent pas à restreindre sa liberté d'expression en
tant que secrétaire générale du Syndicat des juges, un domaine qui touche à
l'essence même de sa profession.
En outre, la CEDH juge que la justification de la décision
de sanction prise par le Conseil des juges et des procureurs n'offre pas les
garanties procédurales appropriées. Il manque un équilibre adéquat entre le
droit à la liberté d'expression de la plaignante et le devoir de réserve et de
retenue qui lui incombe en tant que magistrate. Cette absence de garanties
procédurales au niveau de la procédure disciplinaire est soulignée par la CEDH,
qui déplore l'absence d'un tel équilibre dans les décisions ultérieures rendues
par les différentes instances du Conseil des juges et des procureurs qui ont
traité les appels et les plaintes de la plaignante.
Ayşe Sarısu Pehlivan, juge à Karşıyaka, İzmir, et secrétaire
générale du Syndicat des juges, a été interviewée par le quotidien national
Evrensel et les propos ont été publiés sur son site Internet. Le Haut conseil
des juges et des procureurs (HCJP) a ensuite transmis la lettre de dénonciation
reçue à la suite de l'interview à un inspecteur pour examen. La sanction de
blâme, atténuée à une retenue de deux jours de salaire en raison de ses
antécédents positifs et de son travail accompli, a été imposée à Mme Pehlivan
par la deuxième chambre du Conseil des juges et des procureurs (CJP). Malgré ses
tentatives de réexamen et d'appel, sa demande a été rejetée par la deuxième
chambre du CJP et l'Assemblée plénière du CJP.
Mme Pehlivan a ensuite saisi la CEDH, affirmant que la
sanction disciplinaire résultant de ses déclarations dans l'interview violait
son
Détails de l'affaire Sarısu Pehlivan c. Türkiye
Ayşe Sarısu Pehlivan, la plaignante, est une ressortissante
turque et juge à Karşıyaka, situé dans la province d’İzmir. En outre, elle est
Secrétaire générale du Syndicat des juges, une organisation dédiée à
l'entretien de l'indépendance judiciaire et à l'encouragement de l'état de
droit.
Le quotidien national Evrensel a publié une interview de Mme
Pehlivan sur son site internet et sur papier le 20 février 2017. Suite à la
réception d'une lettre dénonçant cet entretien, la chambre du Haut conseil des
juges et des procureurs (HCJP) a décidé de faire examiner la situation par un
inspecteur le jour suivant.
Après analyse, l'inspecteur a recommandé le 20 juin 2017 que
le Conseil des juges et des procureurs (CJP) entame une enquête sur Mme
Pehlivan. Le 20 septembre 2018, la deuxième chambre du CJP a d'abord infligé
une sanction de blâme à Mme Pehlivan, avant de la réduire à une retenue de deux
jours de salaire. Cette décision s'est basée sur son travail, ses antécédents
positifs et ses promotions.
Pehlivan a demandé une révision de la décision de la
deuxième chambre du CJP le 20 novembre 2018, invoquant les libertés
d'expression et d'association des magistrats. Cependant, la deuxième chambre a
rejeté la demande le 3 janvier 2019. L'Assemblée plénière du CJP a également
rejeté l'appel de Pehlivan contre la décision du 3 janvier 2019 le 2 mai 2019,
jugeant que la décision et sa motivation étaient conformes à la loi et aux
procédures.
Mme Pehlivan a alors porté l'affaire devant la CEDH le 26
novembre 2019, affirmant que la sanction disciplinaire qu'elle a reçue suite à
ses déclarations dans l'interview publiée par le quotidien national constituait
une violation de son droit à la liberté d'expression.
La Cour a souligné que Mme Pehlivan était juge lorsque les propos
contestés ont été tenus. Aucun doute n'est émis quant à son rôle spécifique de
juge, qui contribue à la confiance du public dans la justice en défendant les
libertés individuelles et l'état de droit.
La Cour a également noté que Mme Pehlivan était Secrétaire
générale du Syndicat des juges au moment des faits. C'est dans ce rôle qu'elle
a été interviewée. Par conséquent, en tant que "chien de garde
social" de l'organisation, elle avait le droit et le devoir d'exprimer son
opinion sur les questions relatives au fonctionnement de la justice.
Conclusion de la CEDH
La CEDH conclut que la sanction disciplinaire imposée à Mme
Pehlivan dans ce contexte ne peut être considérée comme une mesure nécessaire
dans une société démocratique en vertu de l'article 10 § 2. En conséquence, une
violation de l'article 10 de la Convention est constatée à l'unanimité.
La CEDH rappelle d'abord les principes généraux applicables à la liberté d'expression des juges
La Cour se rapporte d'abord aux principes généraux concernant la liberté d’expression des magistrats pour poser les cadres du débat (Baka c. Hongrie ([GC], 23 juin 2016, § 162-167 ; Eminağaoğlu c. Turquie, 9 mars 2021, § 120-126 ).
La CEDH souligne surtout qu'elle a déjà jugé que, dans une société démocratique, la séparation des pouvoirs et la nécessité de préserver l’indépendance de la justice forment des sujets très importants qui relèvent de l’intérêt général (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 128).
A cet égard, elle rappelle que les débats portant sur des questions d’intérêt général bénéficient d’un niveau de protection élevé, ce qui correspond à une marge d’appréciation des autorités particulièrement restreinte (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 125 et § 153, July et SARL Libération c. France, no 20893/03, § 67).
Cette protection élevée demeure même si le débat d’intérêt général en question a des implications politiques, car cette coloration politique n’est pas en elle-même suffisante pour restreindre la liberté d'un juge de se prononcer publiquement sur le sujet (Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 67).
Quant au devoir de réserve que la mission particulière du pouvoir judiciaire impose aux magistrats, la CEDH le reconnait mais en rappelant qu'il est institué pour une raison très précise : la parole d'un magistrat peut être reçue comme l’expression d’une appréciation objective qui engage l’institution de la Justice (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 128 et § 168).
C'est pour cela que la Cour considère que le public est en droit d’attendre de ces fonctionnaires qu’ils utilisent leur liberté d’expression avec retenue pour éviter que l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire soient mises en cause (Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 64) .
La CEDH applique ensuite ces principes généraux au cas d'espèce
La requérante ayant été sanctionnée disciplinairement à cause de déclarations faites dans une interview, cette sanction constitue pour la CEDH une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression.
Pour savoir si cette ingérence peut être justifiée, la Cour relève que l’ingérence avait une base légale, une base légale prévisible qui poursuit un but légitime, consistant à garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
Il reste à savoir alors si l'ingérence litigieuse était "nécessaire dans une société démocratique".
Pour cela, la Cour rappelle qu'elle doit considérer l’affaire dans son ensemble et attacher une importance particulière tant à la position qu'occupait la requérante en tant que secrétaire générale du Syndicat des juges qu'au contenu des déclarations, aux circonstances dans lesquelles elles ont été faites et au processus décisionnel qui a abouti à la sanction.
La Cour relève tout d’abord qu'en qualité de juge, la requérante relevait d'un statut spécifique lié à sa contribution au fonctionnement de la justice et à la confiance qu'elle doit inspirer au public.
La requérante se voyait dès lors investie d'un devoir de garante des libertés individuelles et de l’État de droit.
De plus, la requérante était aussi Secrétaire générale du Syndicat des juges et c’est en cette qualité précise qu’elle a été interviewée.
Ce syndicat ayant une fonction de « chien de garde social », la Cour estime que la requérante avait non seulement le droit mais aussi le devoir, en sa qualité de Secrétaire, de formuler un avis sur les questions concernant le fonctionnement de la justice.
S’agissant du contenu des propos litigieux, il s portaient sur une réforme constitutionnelle et ses répercutions potentielles : sur le fonctionnement du pouvoir judiciaire (surtout son indépendance) et sur le travail des organisations syndicales de magistrats.
Sur l’indépendance du pouvoir judiciaire, la requérante avait dit qu'elle craignait que les amendements constitutionnels permettent que seuls des membres élus par le Président de la République et le Parlement siègent au nouveau CJP, alors que cet organisme était appelé à gérer le pouvoir judiciaire en étant doté d’importants pouvoirs sur la nomination et la promotion des magistrats.
La requérante en tirait la conséquence que les juges ne pourraient plus s'opposer à l’exécutif.
La requérante a souligné ensuite l’importance de l'activité syndicale des magistrats, les juges et les procureurs ne pouvant pas s'exonérer de leur responsabilité si leur passivité les placent finalement en situation de dépendance envers l’exécutif.
C'est pour cela que la requérante précisait que son syndicat avait prévu de voter contre la réforme constitutionnelle lors du referendum à venir.
La CEDH a reconnu que les pouvoirs disciplinaires, de mutation, de promotion et de révocation qui sont reconnus au CJP lui permettent d'exercer une très forte influence sur la carrière des magistrats.
L’indépendance du CJP envers les autres pouvoirs de l’État est donc fondamental pour le caractère démocratique du régime de la Türkiye et constitue également pour les magistrats un élément déterminant pour leur carrière professionnelle.
Dans ce contexte, la Cour estime que les déclarations reprochées à la requérante s’inscrivaient incontestablement dans le cadre d’un débat présentant un intérêt particulier pour les membres de la magistrature ainsi que pour toute la société.
Pour la Cour, les propos tenus ne critiquaient pas tant des personnes ou des institutions ciblées, mais soulignaient l'importance de préserver l’indépendance du pouvoir judiciaire, une inquiétude qui avait déjà été exprimée dans des termes voisins par la Commission de Venise dans son avis sur ces mêmes réformes constitutionnelles.
Dans ces conditions, la Cour considère que la requérante avait formulé des propos qui relevaient indubitablement d’un débat d’intérêt public et appelaient donc un niveau élevé de protection.
Les éventuelles implications politiques de ces déclarations ne peuvent pas suffire à justifier une restriction à la liberté d’expression de la requérante en tant qu'elle s'exprimait en qualité de secrétaire générale du Syndicat des juges dans un domaine touchant à l’essence de sa profession.
La CEDH souligne aussi que la modération relative de la sanction infligée à la requérante (retenue de salaire de deux jours), l'existence même d'une telle sanction est porteuse d'un effet dissuasif, non seulement sur la requérante mais aussi sur l'ensemble de ses collègues désireux de participer à des débats publics sur des réformes susceptibles d’avoir des incidences sur le pouvoir judiciaire ou sur l’indépendance du pouvoir judiciaire.
La Cour se penche aussi sur les des garanties procédurales dont la requérante auraient du bénéficier en l'espèce pour éviter qu'une ingérence injustifiée dans l’exercice de sa liberté d’expression ne se matérialise.
La CEDH constate que la motivation de la décision de sanction prise par le CJP ne comporte pas d'éléments pouvant permettre de procéder à une mise en balance adéquate entre la liberté d’expression et le devoir de réserve.
Il en est de même pour les décisions rendues par la suite.
Aucune des décisions du CJP ne prend même la peine de préciser quels passages spécifiques de l’interview litigieuse ont été considérés comme étant problématique au regard du statut de juge, de la fonction de secrétaire générale du Syndicat des juges ou du contexte politique.
La CEDH fait également observer que la requérante n’a disposé d’aucun recours judiciaire contre la sanction car le CJP a statué à la fois en première instance, par sa deuxième chambre, et en dernière instance, dans sa formation plénière.
Or, quand une procédure disciplinaire est engagée contre un juge, cela remet en cause la confiance du public dans le fonctionnement du pouvoir judiciaire, de sorte qu'un magistrat faisant l’objet d’une procédure disciplinaire doit disposer de garanties contre l’arbitraire.
C'est à l'aune de ces considérations que la Cour a conclu que la sanction disciplinaire ne pouvait pas être considérée comme une mesure "nécessaire dans une société démocratique" au sens de l’article 10 § 2.
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