La CEDH et l'absence de discrimination pour des allocations familiales conditionnées par une résidence légale sur le territoire
La condition d'éligibilité aux allocations familiales que le parent soit légalement résident est-elle discriminatoire à l'égard des demandeurs qui sont légalement présents dans l'Etat mais n'ont pas encore obtenu le droit de résider dans l'Etat ?
Dans l'affaire X et autres contre Irlande du 22 juin 2023 la CEDH a décidé, à l'unanimité, qu'il n'y avait pas de discrimination.
Les faits de l'affaire X et autres contre Irlande
Les faits
Le première requérante est une ressortissante du Nigeria, arrivée en Irlande en 2013.
Un an plus tard, elle a fait une demande d'asile, rejetée en août 2015.
Dans l'intervalle, le 23 décembre 2014, elle a accouché d'une enfant dont le père est citoyen irlandais, ce qui a donné à la requérante accès au système de fourniture directe d'un hébergement et d'une aide matérielle aux demandeurs d'asile.
Le 11 septembre 2015, la première requérante a demandé un droit de résider en Irlande au motif qu'elle était la mère d'un enfant de nationalité irlandaise et pendant que cette demande était instruite, elle a également demandé des allocations familiales pour sa fille.
Cette demande a été rejetée le 2 novembre 2015 parce que la requérante n'avait pas encore obtenu le droit de résider en Irlande.
La requérante a introduit un recours devant la High Court contre cette déicsion.
Le 6 janvier 2016, la requérant a obtenu un titre de séjour et en conséquence elle a perçue des allocations familiales et son action devant la High Court a été limitée à la période précédant l'octroi du droit de séjour, soit un peu plus de douze mois.
La deuxième requérante est une ressortissante afghane, arrivée en Irlande en mai 2008 avec son mari et leur premier enfant, pour demander l'asile.
Pendant l'examen de leur demande, ils ont bénéficié d'un système d'aide financière par une prise en charge directe et la requérante a donné naissance à trois autres enfants.
Ils ont ensuite prétendu être en réalité afghans et, sur cette base, ils ont déposé une nouvelle demande d'asile, qui leur a été accordée communiquée le 8 janvier 2015.
Les autres membres de la famille ont immédiatement demandé le regroupement familial.
Pendant que la demande de regroupement familiale était pendante, la deuxième requérant a demandé des allocations familiales pour ses quatre enfants, ce qui lui a été refusé en attendant de connaître le sort de la demande de regroupement familial.
Cette décision a été contestée devant la High Court.
Le 11 septembre 2015, le regroupement familial a été accordé et les allocations familiales ont été versées.
La demande présentée à la High Court a donc était limitée à la période antérieure, qui a duré huit mois.
Les procédures en droit interne
La High Court a joint les deux procédures et a jugé que les allocations familiales, présentées par les requérantes comme un droit de l'enfant, étaient en réalité attachées aux parents.
La High Court a ensuite examiné l'argument selon lequel la condition de résidence habituelle était discriminatoire et a relevé que cette condition était une caractéristique commune des prestations sociales en Irlande et qu'il avait été établi dans la jurisprudence qu'une personne en attente d'une décision sur l'asile n'était pas considérée comme résidant habituellement dans l'État.
Cela n'était ni arbitraire ni injuste ni discriminatoire, car la condition de résidence habituelle s'applique aussi bien aux ressortissants irlandais qu'à tous les autres et que le droit à l'égalité protégé par la Constitution irlandaise n'exigeait pas un traitement identique sans tenir compte des circonstances différentes de chacun.
La Cour d'appel a rendu jugé le 5 juin 2018 que le droit aux allocations familiales était un droit attaché aux enfants et non pas aux parents et qu'en application de l'arrêt de la CEDH Niedzwiecki c. Allemagne, du 25 octobre 2005, il n'y avait pas de justification objective à ce qui était en réalité une exclusion du droit aux allocations familiales pour la période en question des enfants qui y avaient droit, en violation de la garantie d'égalité énoncée à l'article 40 de la Constitution irlandaise.
La Cour suprême a été saisie par l'Etat défendeur et le 21 novembre 2019 et a estimé que l'approche de la cour d'appel était erronée, distinguant les faits de l'espèce de la jurisprudence Niedzwiecki, en notant que la discrimination dans cette dernière était entre des personnes ayant différents types de statut de résidence alors qu' en l'espèce, la distinction était faite entre les personnes qui résidaient habituellement dans l'État et celles qui n'avaient pas (encore) obtenu ce droit d'y résider.
La Cour suprême a approuvé la position initialement adoptée par la High Court et affirme qu'est raisonnable la distinction établie entre les personnes qui cherchent à obtenir un droit de séjour et celles qui l'ont obtenu, tandis que la solution retenue par la cour d'appel reviendrait à établir une possible discrimination entre les enfant possédant la nationalité irlandaise et les autres.
L'arrêt de la CEDH dans l'affaire X et autres contre Irlande
Les requérantes se sont plaint à la CEDH d'une violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 8 ainsi qu'avec l'article 1 du Protocole n° 1.
Sur la recevabilité et le critère de minimis
L'article 35 § 3(b) de la Convention prévoit que :
"La Cour déclare irrecevable toute requête individuelle introduite en vertu de l'article 34 si elle estime que :
...
(b) le demandeur n'a pas subi de préjudice important, à moins que le respect des droits de l'homme, tels que définis dans la convention et ses protocoles, n'exige un examen de la demande au fond".
Le Gouvernement défendeur soutenait que les requérants n'ont pas subi de préjudice important. Il souligne qu'à la suite de l'arrêt de la cour d'appel en faveur des requérants, les autorités ont décidé, malgré le pourvoi en cassation et sans admettre leur responsabilité, de verser aux requérants l'intégralité des sommes qu'ils auraient perçues s'ils avaient pu remplir la condition de résidence habituelle.
Par conséquent, bien que leurs demandes aient finalement été rejetées par la Cour suprême, les requérantes n'ont en fait subi aucun préjudice financier.
En outre, tout désavantage a été largement compensé par le fait que, pendant les périodes en question, les requérants ont vu leurs besoins essentiels satisfaits par l'État par le biais d'une prestation directe.
La CEDH a rappelé que le critère de l'absence de désavantage significatif, qui s'inspire du principe général de minimis non curat praetor, repose sur l'idée qu'une violation d'un droit, aussi réelle soit-elle d'un point de vue purement juridique, devrait atteindre un niveau minimum de gravité pour justifier l'examen par une juridiction internationale.
L'appréciation de ce niveau minimum est, par nature, relative et dépend de toutes les circonstances de l'espèce. La gravité d'une violation doit être évaluée en tenant compte à la fois des perceptions subjectives du requérant et de ce qui est objectivement en jeu dans un cas particulier.
Toutefois, même si la Cour estime que le requérant n'a pas subi de préjudice important, elle ne peut pas déclarer une requête irrecevable si le respect des droits de l'homme exige un examen au fond.
La Cour observe que l'objectif essentiel des requérants, tant dans la procédure interne que dans leurs requêtes, était de contester la base sur laquelle ils étaient considérés comme n'ayant pas droit aux allocations familiales afin d'obtenir le paiement rétroactif de ces allocations pour les périodes concernées.
Leurs prétentions sont donc de nature pécuniaire.
Les montants en question ont été payés en 2018 ce qui permet à la Cour d'affirmer que les requérants n'ont pas subi de préjudice important, ce qui est confirmé par le fait que les requérants n'étaient pas exposés à des difficultés financières à l'époque des faits, puisqu'ils bénéficiaient d'une aide de l'État par le biais du système de l'aide directe.
La Cour a ensuite déterminé si le respect des droits de l'homme exige un examen au fond de ces requêtes et rappelle que cela s'applique lorsqu'une affaire soulève des questions de caractère général par exemple s'il y a lieu de clarifier l'obligation des États.
Deux considérations plaidaient en faveur de l'examen de ces requêtes.
Premièrement, dans la procédure interne, il a été fait référence à l'arrêt Niedzwiecki de la Cour (précité). Cet arrêt pouvant être considéré comme ayant été remplacé par l'arrêt Beeler c. Suisse [GC], no 78630/12, 11 octobre 2022, la Cour estime que son examen de la présente affaire peut servir à clarifier davantage les exigences de la Convention concernant ce domaine particulier de l'aide sociale.
Deuxièmement, un certain nombre de requêtes similaires sont actuellement pendantes devant la Cour, dans l'attente de la résolution de la présente affaire. Selon les requérants, des requêtes similaires ont été ajournées au niveau national en attendant que la Cour se prononce sur les questions soulevées. Le respect des droits de l'homme devant être compris comme englobant la bonne administration de la justice par la Cour, il s'agit là d'une raison supplémentaire de procéder à l'examen de ces requêtes. L'exception préliminaire du gouvernement est donc rejetée.
Sur l'applicabilité de l'article 14 combiné à l'article 1 P1
La Cour observe que, compte tenu de sa base légale et de son caractère universel, les allocations familiales sont indubitablement versées de plein droit aux parents résidant habituellement dans le pays et remplissant les critères d'éligibilité. Elles doivent donc être considérées comme générant un intérêt patrimonial et relèvent de l'article 1 du Protocole no 1.
En outre, lorsqu'un requérant se plaint de s'être vu refuser une prestation particulière pour un motif discriminatoire, le critère pertinent est de savoir si, sans la condition de droit dont le requérant se plaint, il aurait eu un droit exécutoire à bénéficier de la prestation en question.
Les deux requérants soutiennent qu'ils ont été discriminés sur la base de la nature spécifique de leur statut de résident et la Cour a déjà reconnu que le statut de résidence pouvait relever de l'article 14 (Ponomaryovi c. Bulgarie , no 5335/05, § 50), l'article 14, combiné avec l'article 1 du Protocole no 1, est donc applicable en l'espèce.
Sur l'inapplicabilité de l'article 14 combiné à l'article 8
Les requérants soutiennent que le droit aux allocations familiales doit être traité comme relevant du volet "vie familiale" de l'article 8, en s'appuyant sur l'arrêt Niedzwiecki c. Allemagne.
Toutefois, la Grande Chambre de la Cour a récemment réexaminé ce domaine particulier de la jurisprudence dans son arrêt Beeler c. Suisse [GC] du 11 octobre 2022. :
Pour que l'article 14 de la Convention soit applicable dans ce contexte spécifique, l'objet du désavantage allégué doit constituer l'une des modalités d'exercice du droit au respect de la vie familiale garanti par l'article 8 et viser à promouvoir la vie familiale et affecter nécessairement la manière dont elle est organisée.
A l'aune des critères énoncés dans l'arrêt Beeler, la Cour ne peut conclure que les allocations en cause ici relèvent du champ d'application de l'article 8 de la Convention car leur but n'est pas de "promouvoir la vie familiale et d'influer nécessairement sur la manière dont elle est organisée" et les requérants n'ont pas - comme dans l'affaire Beeler - organisé des aspects essentiels de leur vie quotidienne en fonction de ces allocations.
En outre, il convient de tenir compte de la situation concrète dans laquelle se trouvaient les requérantes pendant la période en question, qui était relativement courte : bien que n'ayant pas droit aux allocations familiales pendant ces périodes, les deux mères ont été hébergées avec leurs enfants et ont reçu un soutien matériel de l'État jusqu'à ce que leur statut d'immigration soit déterminé de manière positive, moment où elles sont devenues éligibles aux allocations et ont commencé à les recevoir.
Bien qu'il s'agisse sans aucun doute d'une contribution aux frais d'éducation des enfants, la Cour ne peut conclure que les allocations familiales, compte tenu de l'évaluation par la Cour suprême de leur base légale, de leur nature et de leur but, représentent ici l'une des modalités d'exercice du droit au respect de la vie familiale.
Sur le fond : absence de discrimination
La Cour renvoie aux principes généraux relatifs à l'article 14, tels qu'ils ont été récemment rappelés dans l'affaire P.C. c. Irlande, § 66-72 et à la jurisprudence qui y est citée.
Conformément à cette jurisprudence, la CEDH détermine d'abord si les requérantes se trouvaient dans une situation analogue à celle des personnes qui avaient le droit de séjourner légalement dans le pays et étaient donc susceptibles de résider habituellement dans l'État pour y bénéficier des allocations familiales.
Situation objectivement différente de celle des bénéficiaires ayant une résidence habituelle
La Cour souligne qu'elle n'est pas compétente pour appliquer ou examiner les violations alléguées des règles de l'UE et qu'il appartient en premier lieu aux autorités nationales, notamment aux juridictions, d'interpréter et d'appliquer le droit interne, en conformité avec le droit de l'UE.
La question se pose alors de savoir si les requérantes peuvent prétendre, sur une autre base, se trouver dans une situation pertinente similaire à celle des personnes jouissant d'un droit de séjour en Irlande, compte tenu des éléments juridiques et factuels qui caractérisent leur situation dans le contexte particulier.
L'objet de la présente affaire est le droit à une prestation sociale légale universelle (c'est-à-dire sans condition de ressources) payable à tous les parents qui satisfont aux critères d'éligibilité, y compris le critère de résidence, qui comporte un élément juridique (droit de séjour) et un élément factuel (résidence habituelle).
Dans sa jurisprudence, la Cour a noté que " le caractère essentiellement national et du système de sécurité sociale est lui-même reconnu dans les instruments internationaux pertinents " (Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 85).
Quant à l'objet de la mesure contestée, il peut être décrit comme définissant la catégorie des personnes pouvant prétendre à des allocations familiales.
Caractère national des prestations sociales
La Cour observe que ce critère est un corollaire nécessaire du caractère essentiellement national des systèmes de sécurité sociale et que ce critère a un effet d'inclusion dans la mesure où il élargit le droit aux allocations familiales de manière à inclure non seulement les ressortissants irlandais ou ceux qui bénéficient de formes spécifiques de résidence tels que les ressortissants de l'UE, mais aussi l'ensemble de la population résidente.
S'agissant du contexte, la Cour observe que le contexte général de cette affaire est celui de la politique d'immigration et la Cour a souvent affirmé qu'un Etat est en droit, en vertu d'un droit international bien établi et sous réserve de ses obligations conventionnelles, de contrôler l'entrée des non-nationaux sur son territoire et leur résidence.
Outre ce contexte général, il convient de prendre en compte le contexte particulier des requérantes, qui ont demandé des allocations familiales à un moment où leur statut personnel d'immigrant n'avait pas encore été déterminé et où leurs besoins matériels essentiels étaient satisfaits par le système de prestations directes.
Au vu de ce qui précède, la Cour n'est pas en mesure de considérer que les éléments de droit et de fait caractérisant la situation des requérants au moment où ils ont déposé leur première demande d'allocations familiales, considérés dans leur ensemble et dans leur contexte, étaient de nature à les placer dans une situation pertinente similaire à celle des personnes qui avaient déjà le statut de résident légal en Irlande.
La Cour en a conclut à l'unanimité que, dans les circonstances de l'espèce, aucune question de discrimination ne se posait au regard de l'article 14.
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