L'immunité des avocats en matière d'écritures : ce que dit la CEDH
Analyse de l'arrêt SARL Gator c. Monaco et ses implications sur la liberté d'expression des avocats
L'immunité des avocats est souvent considérée comme un pilier essentiel de leur profession. Cependant, un récent arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), rendu le 11 mai 2023 dans l'affaire SARL Gator c. Monaco, remet en question cette perception. Plus précisément, l'arrêt aborde la pratique du "bâtonnement" et souligne les limites de l'immunité des avocats, en particulier en ce qui concerne les écritures. Cet article examine en détail les implications de cet arrêt sur la liberté d'expression des avocats et présente le raisonnement juridique de la CEDH.
I. Préalable sur la jurisprudence de la CEDH sur la liberté d'expression des avocats : Analyse des arrêts clés
La liberté d'expression est un droit fondamental protégé par la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH). Pour les avocats, cependant, cette liberté peut être soumise à certaines limites afin de trouver un équilibre entre la défense des intérêts de leurs clients et la préservation de la réputation d'autrui. Cet article examine la jurisprudence de la CEDH relative à la liberté d'expression des avocats, en mettant en évidence les arrêts clés qui ont façonné cette question.
1. Les propos diffamatoires et la liberté d'expression des avocats : une balance entre la liberté d'expression et la protection de la réputation
La CEDH a traité de plusieurs affaires impliquant des avocats accusés de diffamation pour des déclarations faites dans le cadre de leurs fonctions. Dans l'affaire Lingens c. Autriche (1986), la Cour a affirmé que les restrictions à la liberté d'expression des avocats doivent être justifiées par un besoin social impérieux et proportionnées à cet objectif. Cependant, dans l'affaire Karhuvaara et Iltalehti c. Finlande (2015), la Cour a souligné que les avocats ne devraient pas être pénalisés pour avoir exprimé des opinions critiques dans le cadre de leur rôle professionnel.
2. Les devoirs déontologiques des avocats : une conciliation avec la liberté d'expression
La CEDH a également abordé la question des devoirs déontologiques des avocats et leur impact sur la liberté d'expression. Dans l'affaire Benedik c. Slovénie (2003), la Cour a statué que les avocats peuvent être soumis à des restrictions légitimes lorsqu'ils sont tenus de respecter des obligations de discrétion ou de confidentialité envers leurs clients. Cependant, la Cour a également souligné que ces restrictions doivent être proportionnées et ne pas entraver de manière excessive l'exercice de la profession d'avocat.
3. La représentation des intérêts légitimes et la liberté d'expression des avocats : une équation délicate
La CEDH a examiné des cas où les avocats ont été confrontés à des restrictions à leur liberté d'expression en raison de la nécessité de protéger les intérêts légitimes en jeu. Dans l'affaire Steel et Morris c. Royaume-Uni (2005), la Cour a affirmé que la liberté d'expression des avocats peut être restreinte lorsqu'il y a une obligation de respecter la vie privée ou la réputation d'autrui. Cependant, la Cour a précisé que ces restrictions doivent être nécessaires dans une société démocratique et ne pas porter atteinte de manière disproportionnée à la liberté d'expression.
4. Les arrêts clés de la CEDH et leurs implications pratiques
Arrêt Cumpǎnǎ et Mazǎre c. Roumanie (2004)
Dans cette affaire, la CEDH a établi que les avocats jouent un rôle essentiel dans la société en tant qu'intermédiaires entre les justiciables et le système judiciaire. La Cour a souligné que les avocats doivent bénéficier d'une certaine latitude pour s'exprimer librement lorsqu'ils représentent leurs clients, mais cette liberté n'est pas absolue et doit être exercée dans le respect des limites légitimes.
Arrêt Steel et Morris c. Royaume-Uni (2005)
Cet arrêt a confirmé que les avocats peuvent être soumis à des restrictions à leur liberté d'expression lorsqu'il y a un intérêt légitime à protéger, comme la réputation ou la vie privée d'autrui. La Cour a souligné que ces restrictions doivent être proportionnées et nécessaires dans une société démocratique.
Arrêt Benedik c. Slovénie (2003)
La CEDH a précisé que les avocats peuvent être soumis à des obligations déontologiques, telles que le devoir de discrétion envers leurs clients. Cependant, ces restrictions doivent être proportionnées et ne pas entraver de manière excessive la liberté d'expression des avocats.
5. Conclusion
La jurisprudence de la CEDH sur la liberté d'expression des avocats offre des lignes directrices importantes pour trouver un équilibre entre les droits fondamentaux des avocats et la protection des intérêts légitimes d'autrui. Les arrêts clés rendus par la Cour établissent des principes tels que la proportionnalité des restrictions, la nécessité sociale impérieuse et la conciliation avec les devoirs déontologiques des avocats. En comprenant et en respectant cette jurisprudence, les avocats peuvent exercer leur liberté d'expression de manière équilibrée et responsable, en préservant l'intégrité du système judiciaire tout en représentant efficacement les intérêts de leurs clients.
II. Contexte de l'affaire SARL Gator c. Monaco
La SARL Gator, une société en litige avec sa cocontractante sur la nullité d'un contrat de location gérance, s'est retrouvée devant les tribunaux monégasques. Dans ses conclusions, la société a mentionné la possibilité d'une "cession frauduleuse à un acquéreur frappé d'une interdiction d'exercer le commerce". Son adversaire a contesté cette déclaration, la considérant diffamatoire. La cour d'appel a finalement décidé de supprimer cette partie litigieuse des écritures, jugée diffamatoire, et la Cour de révision a rejeté le pourvoi de la requérante.
La société requérante a invoqué l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui garantit la liberté d'expression, contestant la suppression de sa déclaration des conclusions écrites. Elle a affirmé que cela constituait une ingérence injustifiée et disproportionnée dans son argumentaire.
III. Raisonnement de la CEDH
La CEDH rappelle d'abord son approche concernant les propos tenus par des avocats dans les tribunaux.
1. La liberté d'expression des avocats est importante mais des propos excessifs ne sont pas autorisés
Elle souligne que la liberté d'expression des avocats est importante pour assurer l'équité du débat judiciaire, mais que des propos excessifs dépassant les limites acceptables ne sont pas autorisés. Les propos doivent être évalués dans leur contexte général, en tenant compte de leur possible caractère trompeur ou diffamatoire.
2. Les propos concernent un litige privé
Dans le cas présent, la CEDH constate que les propos litigieux concernent un différend purement privé et ne portent pas sur un débat d'intérêt général. De plus, ils visent une autre société privée et non un fonctionnaire, pour lesquels les limites de la critique admissible peuvent être plus larges. Par conséquent, la CEDH estime que l'État monégasque dispose d'une plus grande marge d'appréciation dans ces circonstances.
3. Le bâtonnement vise un but légitime
La CEDH reconnaît également que le "bâtonnement" vise à tempérer l'immunité judiciaire des avocats et de leurs clients pour les écrits ou plaidoiries présentés devant les tribunaux. Ce mécanisme juridique vise à prévenir toute intimidation des parties ou de leurs avocats, qui pourraient s'autocensurer par crainte de poursuites pénales. Cependant, la CEDH souligne que cette liberté de parole et d'écriture n'est pas absolue. Le juge est chargé de contrôler l'expression judiciaire et peut supprimer des propos s'il les juge diffamatoires, outrageants, injurieux ou attentatoires à la vie privée.
Dans l'affaire SARL Gator c. Monaco, la CEDH estime que la cour d'appel a pu raisonnablement juger que les propos litigieux dépassaient les limites du commentaire admissible. Même s'ils étaient formulés de manière implicite, les personnes visées pouvaient être facilement identifiées et les accusations sous-entendues étaient déterminées. Ainsi, la CEDH considère que la suppression de ces propos était justifiée.
La Cour relève également que la demande de suppression s'est limitée aux propos discréditant la société et ses membres de manière floue et hypothétique. De plus, la sanction de suppression des propos diffamatoires est la plus légère prévue par la législation monégasque sur la liberté d'expression publique. Les propos en question ne représentaient qu'une petite partie des neuf pages de conclusions d'appel déposées par l'avocat de la société requérante, ce qui n'a pas affaibli le fondement de ses écrits.
4. Respect de la marge d'appréciation
Dans ces circonstances, compte tenu de la marge d'appréciation dont disposent les autorités nationales, la CEDH estime que la suppression des propos litigieux n'était pas disproportionnée par rapport à l'objectif légitime poursuivi, à savoir la protection de la réputation d'autrui conformément à l'article 10 § 2 de la Convention.
IV. Conclusion
L'arrêt SARL Gator c. Monaco rendu par la CEDH souligne les limites de l'immunité des avocats en matière d'écritures. La liberté d'expression des avocats n'est pas absolue et doit être exercée dans le respect des limites du commentaire admissible. La pratique du "bâtonnement" vise à tempérer cette immunité judiciaire en prévenant les abus, mais les propos diffamatoires ou excessifs peuvent être supprimés par les tribunaux. La CEDH a jugé que la suppression des propos litigieux dans cette affaire était justifiée et proportionnée à l'objectif légitime de protection de la réputation d'autrui. Cet arrêt souligne ainsi l'équilibre délicat entre la liberté d'expression des avocats et la préservation de la réputation des parties concernées dans les procédures judiciaires.
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